N°18 | Partir

Séverine Barbier

Un choix assumé, des contraintes partagées

Dans leur grande majorité, les militaires s’engagent par vocation ou pour acquérir une expérience professionnelle, mais aussi, pour un tiers d’entre eux, par tradition familiale1. Le terme de vocation est vaste ; on peut y intégrer le goût du métier des armes, l’attirance de l’uniforme et le prestige qu’il peut représenter, l’amour de la patrie, l’envie d’aventure… Toutefois, la difficile fidélisation des soldats, leur versatilité2, notamment au premier renouvellement de contrat, permettent d’émettre deux suppositions : soit ils ont été déçus, soit ils ont acquis suffisamment d’expérience professionnelle pour pouvoir se reconvertir dans le secteur civil. Il apparaît donc que si le goût de l’aventure exerce une certaine attirance, au départ, vers le métier des armes, il ne suffit pas. Est-ce à dire que le départ est ressenti comme une contrainte ?

  • Le militaire et la représentation du départ

Être soldat, c’est faire le choix d’aller jusqu’au sacrifice de sa vie pour son pays. Or, si cette identification forte à la nation est évidente pour celui qui sert son pays en métropole ou dans un territoire d’outre-mer, elle l’est beaucoup moins quand il est projeté à l’étranger. À ce titre, le recours à la vie militaire pour étancher sa soif d’aventure, au service de la nation, semble désormais un peu dépassé. Et ce pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’un jeune avide de découvrir le monde ne fera pas systématiquement le lien avec une carrière sous les armes. D’autres solutions existent : il peut travailler au sein d’une ong, s’expatrier dans une multinationale, ou se construire une nouvelle vie sans projet particulier... Ensuite, parce que ce jeune qui s’engagera aura, en plus de l’attirance pour la vie militaire, le goût de l’action et du risque, parfois au mépris de sa vie. Celui qui a soif d’aventure et qui choisit l’armée de terre, la marine ou l’armée de l’air pour atteindre cet objectif, le fait donc pour se faire plaisir et non pas pour servir la cause de la patrie. Rappelons à toutes fins utiles que les gendarmes partent également de plus en plus en opération extérieure (opex). Dans ce cadre, le jeune, habité par un sentiment de toute puissance, ne cherche que l’action, l’engagement physique.

Le départ concerne pratiquement tous les militaires au moins une fois dans leur carrière. Mais il y a plusieurs façons de partir. Tout d’abord l’expatriation, d’une durée moyenne de deux ans, qui se déroule généralement en famille. Ce type de mission concerne en grande partie une population d’officiers au niveau social relativement élevé par rapport au personnel non-officier (postes interalliés, attachés de défense...). Second type de départ, l’opération extérieure. Il s’agit d’une mission bien différente, de courte durée, en moyenne six mois. Le contexte est en général peu favorable, rustique, c’est ce qui justifie la durée plus courte et le fait que l’individu soit projeté sans sa famille. Une majorité de sous-officiers et de militaires du rang est représentée dans ce type de mission.

Notre propos se limitera aux départs en opération extérieure. Pour deux raisons. Tout d’abord parce que les changements qu’ils impliquent, tant pour le militaire que pour sa famille, sont particuliers et bien différents de ceux opérés pour l’expatriation. Ensuite parce que l’opex est une des finalités du métier de militaire et que ce genre de mission exaltante se retrouve finalement assez peu, en tous cas pas dans les mêmes proportions, dans le secteur civil.

  • L’état d’esprit du militaire en opération

Lors de son engagement, le militaire signe un contrat faisant référence au statut général des militaires qui stipule notamment qu’il peut être « appelé à servir en tout temps et en tout lieu »3. Le cadre juridique est posé. Au cours de sa formation initiale, puis tout au long de sa vie en unité, il est conditionné tant physiquement que psychologiquement, par une formation adaptée, en vue de ce départ.

Les conditions de désignation sont différentes d’une armée à l’autre, tout en étant dépendantes de la spécialisation de l’individu, c’est-à-dire de son activité professionnelle au quotidien. Globalement, elles se font soit à partir d’appels à volontariat ponctuels ou en vue de constituer un réservoir (désignations individuelles), soit sous forme de départ en unités constituées (bateau, régiment ou bataillon, escadron). Cette dernière possibilité, qui concerne les désignations collectives, est appliquée aux militaires dont la mission principale est immédiatement liée au combat ou à la stabilisation d’un théâtre comme, par exemple, l’Afghanistan (fias) ou la Côte d’Ivoire (Licorne). Ces unités sont sollicitées selon un plan de rotation programmé bien à l’avance. Le préavis est donc relativement important (environ quatre mois), et les hommes ont le temps nécessaire pour s’entraîner aux conditions spécifiques du théâtre. Enfin, il existe bien entendu des structures d’alerte (Guépard pour l’armée de terre, Tarpon pour la marine, Rapace pour l’armée de l’air, Serval pour la gendarmerie), prêtes à intervenir à tout moment et dans des délais extrêmement courts. Ces dispositifs concernent des spectres de mission très particuliers. À titre d’exemple, le module d’alerte Tarpon se tient prêt pour la mission de parachutage de commandos marine.

Globalement, chaque militaire a en permanence à l’esprit qu’il peut partir à tout moment en opération, qu’il soit d’alerte ou pas, en fonction des besoins immédiats de la nation et si l’actualité l’exige. Au-delà d’un contrat signé sur un papier, du lien statutaire à l’institution, il existe donc un devoir moral très fort entre le soldat et son armée d’appartenance. Sa disponibilité doit être sans faille, son départ sans état d’âme.

Ceux qui découvrent le terrain, notamment les rudiments de la vie en opex, partent avec la fraîcheur du travailleur qui découvre son nouvel emploi. Il s’agit presque d’une renaissance au sein d’une même famille. Car non seulement ils partent pour une terre inconnue, mais ils vont y apporter leur savoir-faire et leur compétence. Il ne s’agit pas d’une récréation. C’est en cela que l’aventure s’avère excitante.

Ceux qui sont déjà partis ont, en grande majorité, envie de retourner au cœur de l’action. Il est à noter que ceux qui ont été blessés sont souvent cités en exemple pour leur abnégation et pour leur foi en la mission, car ils expriment dans la plupart des cas le désir de retourner sur un théâtre. Parce qu’ils ont gardé ce goût de l’action et du risque qui les animait dès le début de leur carrière…

  • Les conséquences d’une absence dite de courte durée

Un départ n’est jamais sans conséquences tant pour le militaire que pour sa famille. Il implique de part et d’autre une réelle adaptation. La famille doit parfois se contenter d’un préavis très court. Ensuite, le moindre imprévu du quotidien prend immédiatement des proportions importantes. À certains soucis matériels, s’ajoutent des difficultés psychiques parfois difficiles à surmonter, notamment chez les jeunes enfants. Le cycle socio-familial est perturbé : le conjoint n’a que peu de temps pour se régénérer en fin de semaine, surtout s’il travaille ; les contacts en dehors du cercle familial, les rencontres ou les repas entre amis s’espacent ou disparaissent totalement. Il est admis que le départ est souvent plus difficile à gérer pour ceux qui restent compte tenu des bouleversements que celui-ci impose à l’organisation familiale.

Si partir représentait autrefois une contrainte de lieu et de temps, ces deux paramètres ont fortement évolué aujourd’hui grâce aux outils de communication tels qu’Internet et la téléphonie mobile. L’éloignement n’a plus la même dimension grâce à ces nouvelles technologies. Mais ces images en temps réel rendent le positionnement chronologique difficile : on ne mesure plus le temps qui est passé et celui qui reste à passer de la même manière qu’auparavant. Les repères temporels et géographiques sont brouillés par l’immédiateté du partage de l’information, par les rendez-vous téléphoniques quasi quotidiens. De même que l’on mesure difficilement la distance. L’être cher semble si proche mais en même temps tellement inaccessible… Ainsi la famille qui communique par visioconférence avec le militaire en opération peut être davantage affectée que confortée par ce moment « passé » avec son héros.

Le soldat, tout aventurier qu’il soit devenu, est un être humain avec ses forces et ses faiblesses. Sur le terrain, la communauté de travail devient sa famille de substitution. Des liens forts se tissent avec les camarades de feu, le contexte parfois rugueux renforce la cohésion de groupe. Sa faiblesse lui vient de son impuissance à être aux côtés de sa famille. Si ces pensées l’habitent rarement lors des moments d’engagement, au cœur de la mission, elles ressurgissent très vite une fois celle-ci terminée. D’autant plus que le téléphone portable et Internet le replongent quasi instantanément, et à toute heure du jour et de la nuit, au cœur de sa famille et de ses problèmes. Il en prend acte, mais ne peut que constater son impuissance.

Le retour est aussi une période particulièrement difficile à gérer pour les deux parties. Tout d’abord parce que les dates de fin de séjour fluctuent souvent et que l’attente se prolonge. Ceci est particulièrement difficile à admettre pour la famille, car elle ne se sera à aucun moment projetée au-delà de la date tant espérée, la première qu’on lui aura communiquée. Le retour est aussi psychologiquement très délicat à appréhender pour le militaire. En effet, les moyens de transport modernes, de par leur rapidité, ne lui laissent plus le temps de décompresser des suites de sa mission. Or les spécialistes commencent à se rendre compte qu’une période minimum lui est nécessaire pour pouvoir se réhabituer au cadre de vie qu’il a quitté quelques mois plus tôt. C’est pourquoi les armées françaises ont installé à Chypre des « sas de décompression » à l’attention des soldats, notamment ceux au contact direct des insurgés en Afghanistan. Le séjour y est en moyenne d’une semaine.

Le départ en opex est une évidence pour le soldat. Même s’il est généralement bien admis par la famille, pour peu qu’il ne se répète pas trop fréquemment, il représente une épreuve pour tous. C’est pourquoi les armées prennent désormais très sérieusement en compte la condition du personnel en opérations, grâce notamment au retour d’expérience. La famille bénéficie aussi de l’aide matérielle et financière des armées en cas de difficulté passagère. Car un militaire qui sait que sa famille peut compter sur un soutien des structures, notamment sociales de l’institution, est aussi un militaire plus efficace sur le terrain.

1 Enquête de la sous-direction des études et de la prospective de la direction des ressources humaines du ministère de la Défense, portant sur les militaires et leur famille, septembre 2010.

2 Enquête de la sous-direction des études et de la prospective de la direction des ressources humaines du ministère de la Défense, portant sur la fidélisation des militaires non officiers sous contrat à l’horizon 2020, septembre 2010.

3 Code militaire de la Défense, partie IV, article L4121-5.

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